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19Fév/16Off

Révolution politique

La prépondérance, qui irrite, sans les instruire, les deux écoles actives de la révolution et de la politique, constitue, à mes yeux, le symptôme le plus caractéristique de la commune réprobation dont la raison publique, d'après nos grandes expériences contemporaines, tend de plus en plus à frapper définitivement les principes absolus de la doctrine rétrograde et de la doctrine révolutionnaire, malgré l'inévitable contradiction, ci-dessus expliquée, qui néanmoins l'oblige toujours à les employer spéculativement, en s'efforçant de les neutraliser les uns par les autres. Rien ne peut mieux indiquer qu'un tel symptôme la parfaite opportunité actuelle des essais philosophiques destinés à dégager réellement les sociétés modernes de cette orageuse situation, en produisant enfin directement les principes essentiels d'une vraie réorganisation politique. Une semblable élaboration, impraticable sous l'empire, oppressif ou entraînant, de l'une ou de l'autre des deux philosophies antagonistes, n'est devenue possible que depuis qu'une doctrine équivoque, interdisant, par sa nature, toute préoccupation exclusive, a permis de saisir le double caractère fondamental du problème social, dont toutes les faces n'avaient pu jusque alors être simultanément considérées. En même temps, cette doctrine bâtarde sert naturellement de guide à la société actuelle pour maintenir, d'une manière aussi précaire que pénible, mais seule provisoirement possible, l'ordre matériel indispensable à l'accomplissement de cette grande opération philosophique, et sans lequel la transition générale serait radicalement entravée. Tel est le double office, capital quoique nécessairement passager, que remplit aujourd'hui l'école stationnaire, dans la grande évolution finale des sociétés modernes. Peut-être notre faible nature exige-t-elle en effet, afin de développer pleinement cette indispensable influence, que les chefs de cette école se sentent animés d'une confiance absolue dans le triomphe définitif de leur doctrine, bien que cette illusion soit certainement beaucoup moins nécessaire, et par suite moins excusable, que je ne l'ai expliqué envers la doctrine révolutionnaire, où nous l'avons vue strictement inévitable. Mais, quoiqu'il en soit, ce grand service est, en réalité, profondément altéré par une erreur aussi fondamentale, qui tend à consacrer, comme type immuable de l'état social, la misérable transition que nous accomplissons aujourd'hui. Il serait, certes, bien superflu d'insister ici sur l'application spéciale, à cette doctrine intermédiaire, de notre universel critérium logique, fondé sur la considération d'inconséquence. Par la nature d'une telle doctrine, il est évident que l'inconséquence s'y trouve, de toute nécessité, directement érigée en principe, en sorte qu'elle y doit être spontanément encore plus profonde et plus complète que dans les deux doctrines extrêmes. À leur égard, les inconséquences radicales que nous avons ci-dessus indiquées sont seulement le résultat effectif de leur discordance fondamentale avec l'état présent de la civilisation; mais, ici, elles résident immédiatement dans la constitution propre de cet étrange système. La politique stationnaire fait hautement profession de maintenir les bases essentielles du régime ancien, pendant qu'elle entrave radicalement, par un ensemble de précautions méthodiques, ses plus indispensables conditions d'existence réelle. Pareillement, après une solennelle adhésion aux principes généraux de la philosophie révolutionnaire, qui constituent sa seule force logique contre la doctrine rétrograde, elle se hâte d'en prévenir régulièrement l'essor effectif, en suscitant à leur application journalière des obstacles péniblement institués. En un mot, cette politique, si fièrement dédaigneuse des utopies, se propose directement aujourd'hui la plus chimérique de toutes les utopies, en voulant fixer la société dans une situation contradictoire entre la rétrogradation et la régénération, par une vaine pondération mutuelle entre l'instinct de l'ordre et celui du progrès. Ne possédant aucun principe propre, elle est uniquement alimentée par les emprunts antipathiques qu'elle fait simultanément aux deux doctrines antagonistes. Tout en reconnaissant l'inaptitude fondamentale de chacune d'elles à diriger convenablement la société actuelle, sa conclusion finale consiste à les y appliquer de concert. Sans doute, une telle théorie sert utilement à la raison publique d'organe provisoire pour empêcher la dangereuse prépondérance absolue de l'une ou de l'autre philosophie; mais, par une nécessité non moins évidente, elle tend directement à prolonger, autant que possible, leur double existence, première base indispensable de l'action oscillatoire qui la caractérise. Ainsi, cette doctrine mixte, qui, considérée dans sa propre destination transitoire, concourt, par une influence nécessaire, ci-dessus expliquée, à préparer les voies définitives de la réorganisation sociale, constitue, au contraire, quand on l'envisage comme finale, un obstacle direct à cette réorganisation, soit en faisant méconnaître sa véritable nature, soit en tendant à perpétuer sans cesse les deux philosophies opposées qui l'entravent également aujourd'hui. Pourrions-nous espérer aucune vraie solution du double problème social, par une doctrine alternativement conduite, dans son application journalière, à consacrer systématiquement le désordre au nom du progrès, et la rétrogradation, ou une équivalente immobilité, au nom de l'ordre?